Mine de rien, même si ça a moins fait la "une" des médias que la météo maussade, quelque chose de grave s’est déroulé ces derniers jours. Un livre a été brûlé. Comme dans "Farenheit 451". Mais pas avec des flammes comme dans le roman de Ray Bradbury. Avec un moyen de destruction bien plus massif : des clics sur un site internet de pétitions. 148 240 personnes ont, par ce simple mouvement du doigt, obtenu l’arrêt de la publication d’un petit guide humoristique de la série "Les Pipelettes" intitulé "On a chopé la puberté". Vous ne le saviez peut-être pas, mais vous êtes désormais entrés dans une nouvelle forme de démocratie. Celle qui, sans réfléchir, excitée par les réseaux sociaux, vote pour Trump, vote pour le Brexit, assassine le non-politiquement correct, brûle les livres. On appelle comment, quelqu’un qui agit avant de réfléchir ? Un imbécile. Bienvenue, donc, dans la démocratie des imbéciles !

148 240 personnes ont donc eu gain de cause grâce à une pétition. Quel était leur combat ? La libération d’un prisonnier politique ? L’arrêt des mauvais traitements des animaux dans les abattoirs ? Un meilleur accueil des migrants par l’Europe ? La suppression de pesticides ? Non, mieux que cela : l’arrêt de l’édition d’un livre.
Bravo !

Et pourquoi demander l’interdiction de cet ouvrage ?
S’agit-il d’un livre prônant la haine ? L’antisémitisme ? Appelant à la violence ? Non, pire que cela : un livre sur la puberté, accusé de véhiculer des messages sexistes et des clichés.
Bravo ! Bravo !

Mieux encore : les signataires et d’autres, grâce à des messages bien sentis sur les réseaux sociaux, ont acculé l’auteure au point qu’elle a décidé de mettre fin à sa série de bande dessinée, pourtant populaire chez les lectrices du magazine "Julie", "Les Pipelettes".
Bravo ! Bravo ! Bravo !

148 240 signataires pour 5000 exemplaires

Wouaw ! 148 240 lecteurs/lectrices, c’est quand même un sacré best-seller, vu la surproduction actuelle en librairie !

Ah ben, non, le livre incriminé, « On a chopé la puberté », n’a été, selon son illustratrice Anne Guillard, vendu qu’à 5000 exemplaires. Si l’on retire les personnes qui l’ont acheté et qui n’ont pas signé la pétition (mais elles sont certainement très bêtes et très inconscientes, vu la gravité des faits — et ce n’est pas la blogueuse Emma,auteure d’une courageuse délation sur Facebook de "cette bouse intergalactique", qui nous contredira), cela fait quand même près de 145 000 personnes qui ont signé une pétition exigeant que cesse la publication d’un livre sans l’avoir lu, en fondant leur opinion sur quelques extraits soigneusement choisis par ceux/celles qui ne lui voulaient pas que du bien.

Tout cela alimenté par une campagne de lynchage sur les réseaux sociaux qui fut d’une telle violence que, non seulement, l’éditeur a décidé de ne pas réimprimer le livre, mais en plus tellement insupportable quela (talentueuse) dessinatrice du livre a décidé de mettre fin à sa (chouette) série "Les Pipelettes", chez l’(excellent) éditeur BD KIDS.

Une victoire, vraiment ?

Désormais, les initiateurs/initiatrices de la pétition peuvent fièrement afficher "Victoire !" sur le site de la pétition. Mais le terme est-il bien adéquat ?

Est-ce vraiment une victoire que d’obtenir que l’on mette à mort un livre dont le contenu ne vous plaît pas ?

N’est-ce pas plutôt un monumental gâchis que d’aboutir à une censure qui, certainement, vu le succès de l’opération, fera des petits (et les bien-pensants-qui-ne-veulent-que-notre-bien trouveront très vite de quoi alimenter de nouvelles pétitions et de nouveaux lynchages !) ?

Et obtenir des signatures de dizaines de milliers de personnes sur base de quelques extraits tirés de leur contexte n’est-il pas autre chose qu’une manipulation pas très rassurante ?

Hashtag #Brûletonlivre

Car ces milliers de signataires ont ainsi sauté à pieds joints dans ce trumpisme culturel qui se développe sur internet.

Par les réseaux sociaux, il se donne l’apparence d’une démocratie mais, en réalité, il installe une nouvelle forme de totalitarisme, la dictature des imbéciles (au sens premier du terme : personne qui agit sans discernement).
D’un simple clic, sans s’informer réellement, sans chercher à savoir plus, chacun peut désormais faire brûler ce qui le dérange, interdire ce qui ne lui plaît pas, éradiquer le non politiquement correct selon ses critères à lui/elle.
Au lieu d’utiliser ce matériau de désaccord pour discuter, dialoguer, argumenter, on construit un mur.
Plutôt qu’ouvrir l’esprit, on l’emprisonne.

La censure est totalement inacceptable. Elle ôte tout libre arbitre aux lecteurs. Soyons clairs : si le contenu d’un livre ne me convient pas, je ne l’achète pas. Je ne demande pas qu’on le retire de la vente. Je considère que les autres personnes sont assez adultes pour l’acheter en connaissance de cause. Et que si elles l’achètent et qu’il leur convient, c’est leur droit. Si ce sont des parents et que le livre est destiné à leurs enfants, je leur fais aussi confiance pour l’utiliser comme base de discussion pour aider ceux-ci à grandir. Et ce n’est certainement pas en les empêchant de lire des livres qu’on va en faire des adultes responsables.

L’on ne peut qu’être terriblement inquiet de ce phénomène de censure, qui peut cibler chacun des acteurs de notre profession, et dont tout porte à croire qu’il est parti pour se répéter. Il va pousser les auteurs, si ce n’est déjà fait, à s’autocensurer pour éviter de se voir ainsi lapidés sur les réseaux sociaux. Et ceux qui ont pour métier de faire rire et de se moquer se préparent de bien mauvais jours si l’on ne marque pas son désaccord.

Ayant eu la chance d’applaudir Pierre Desproges, d’avoir dévoré les livres de Reiser, de Gotlib, de Cavanna, je crains qu’ils seraient pendus haut et court aujourd’hui sur Twitter et Facebook sur base de simples extraits de leurs textes, comme cela vient de se passer ici. Alors que, par leur irrespect, par leur humour, ils ont repoussé les limites de la bêtise. Qui retrouve vigueur, incontestablement.

"On a chopé la puberté", s’il ne sera pas réimprimé pour l’instant, est heureusement toujours disponible en numérique via l’EAN 9782745989734 et déjà vendu à prix d’or en version papier. Car, derrière les œillères de leur intolérance, les censeurs/censeuses ne songent pas à deux lois qui sont TOUJOURS d’application lors de l’interdiction d’un livre :
 quelle que soit leur volonté de l’éradiquer, le livre circulera TOUJOURS par d’autres voies que les circuits officiels ;
 une censure renforce l’intérêt des lecteurs et procure TOUJOURS au livre une publicité démultipliée.

Deux raisons qui nous laissent espérer que les éditions Milan, après le choc subi — et on peut comprendre, vu la violence des attaques, leur traumatisme et leur position de repli —, reviennent sur leur décision et poursuivent la vente de ce livre avec une première réimpression.

Je laisserai le mot de la fin à Anne Guillard, qui annonce dans une lettre ouverte la mise à mort de sa série "Les Pipelettes" suite à ce dénigrement organisé :

"Il m’est impossible de continuer de dessiner les Pipelettes comme s’il ne s’était rien passé, ce qui reviendrait à accepter tacitement cette situation. Le résultat de cette polémique éclair sera donc la disparition de toute une collection créée, écrite, et éditée par des femmes, et publiée par un éditeur jeunesse qui s’est publiquement engagé pour l’égalité des sexes.
(...)
Vous avez le droit de trouver que les auteures auraient pu donner des conseils plus judicieux, ou que les extraits que vous avez vus tourner ne sont pas adaptés ; vous avez le droit de trouver ce livre idiot, ringard ou inapproprié… Mais si vous réclamez qu’on fasse disparaître un ouvrage parce que vous n’en approuvez pas le contenu, alors c’est vous qui vivez au Moyen Âge."

On ne pouvait mieux conclure... provisoirement ?

P.S.
On trouve plus facilement des signataires pour lapider que pour défendre, la preuve : une pétition de soutien à Anne Guillardpour qu’elle poursuive sa série "Les Pipelettes" a recueilli, à l’heure où j’écris ces lignes... 6 signatures !
Et une autre pétition au second degré pour "interdire les pétitions et dire non à l’interdiction des livres qui nous déplaisent", en est seulement à 1642 signatures. La dictature des imbéciles a encore de beaux jours devant elle...

Par Patrick Pinchart

Patrick Pinchart a travaillé toute sa vie dans la communication. Animateur à la RTBF, rédacteur en chef de Spirou à deux reprises, éditeur de bande dessinée, agent pour auteurs (BD, littérature...), correcteur, éditorialiste polémiste, il a de multiples autres collaborations : militant pour Amnesty International, Ecolo, Greenpeace, le WWF. Entre autres... Il s’exprime ici en son nom propre et en aucun cas au nom de ces différentes organisations. Il est également brasseur, fondateur de la brasserie HOPposition.