Avec "Tintin au pays des Soviets", Hergé a eu toute sa vie une épine dans le pied. Cet album de jeunesse, considéré comme "antibolchevique" car réalisé en commande comme outil de propagande par son mentor l’abbé Wallez, a souvent été dénigré. Sous la pression des éditions pirates, Casterman accepta de le rééditer discrètement au début des années 70 dans sa collection "Archives Hergé". 80 ans après la naissance de Tintin, le voici à nouveau édité, en couleurs cette fois. Sacrilège ou coup de génie ?

Pour les puristes, ce choix de coloriser une œuvre qui n’est pas faite pour cela a déjà fait couler beaucoup d’encre. Imposée par les normes actuelles de commercialisation de la bande dessinée, où la couleur est reine, cette décision, qu’on devine trèèèèèès compliquée à prendre, a été appliquée pour donner des chances à un album maudit de trouver une nouvelle vie. L’idée n’était pas mauvaise. Finalement, Hergé n’a-t-il pas colorié, au départ avec E.P. Jacobs, les autres albums parus initialement en noir et blanc ?

Il n’y a donc pas, a priori, de crime de lèse-majesté pour cet univers mythique unique au monde, adulé par des dizaines de milliers d’amateurs éclairés et de tintinologues qui acceptent rarement qu’on y touche. Et profiter de cette mise en couleurs pour mettre Tintin entre les mains d’un nouveau public ne peut qu’être bénéfique à une série que le temps ne semble pas atteindre.

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Commercialement, c’est une réussite. Les médias, pendant des jours, voire des semaines, ont accordé de la place à Hergé et à Tintin. Les piles, aussi bien dans les magasins spécialisés que dans les grandes surfaces, étaient impressionnantes. Deux éditions ont été réalisées, une proche de l’édition traditionnelle en couleurs, l’autre destinée aux collectionneurs et proche, elle, des anciennes éditions en noir et blanc. Et on ne peut être impressionnés, vu la crise de surproduction actuelle de la bande dessinée où les tirages moyens se sont écroulés, de lire que cette édition limitée a été tirée à... 50 0000 exemplaires. Le mythe Tintin continue à faire vendre !

Artistiquement, qu’en penser ? La gamme chromatique étonne dès le départ. Il émane, des couleurs choisies, une tristesse, un manque de lumière, une grisaille constante. Certes, le Pays des Soviets ne devait pas être considéré comme joyeux-joyeux par Hergé et par les lecteurs du "Petit XXe", mais à ce point ! Le ciel, l’herbe, tout ce qui aurait pu donner un peu de luminosité, est teinté de gris. Tout est trop sage, ennuyeux, voire sinistre.

Et c’est à l’opposé de la vivacité et de la bonne humeur qui émanent de l’album initial d’Hergé, que cette réédition permet de redécouvrir. Le scénario est truffé d’humour, de rebondissements. Visiblement, le jeune Hergé fréquentait les salles de cinéma et s’était abreuvé de films muets, de slapsticks burlesques, des gags de Harold Lloyd, Charlie Chaplin, Laurel et Hardy. On y sent l’improvisation, et les explications des fameuses chutes en bas de page, qui devaient pousser le lecteur à acheter le journal de la semaine suivante, sont parfois du total n’importe quoi, mais on s’en fiche. Le récit est léger, délirant, joyeux. Les dialogues sont très drôles, le récit rythmé et bondissant, avec un Milou en pleine forme qui y joue un rôle beaucoup plus important que dans les albums suivants.

Cette planche inédite dans les rééditions en fac-simile (mais présente dans les Archives Hergé de 1973, est offerte en version couleur avec l’édition de luxe.

Cette œuvre de jeunesse a trop longtemps été dévalorisée... par son éditeur, qui a, durant des décennies, refusé de la republier malgré l’insistance d’Hergé. Après la réédition en archives du début des années 70 et divers fac-similés de l’édition originale en noir et blanc, destinés avant tout aux collectionneurs, "Tintin au Pays des Soviets" rejoint donc définitivement les autres titres dans les bibliothèques de toutes les familles et de tous les amateurs (car quelle famille n’a pas les albums de Tintin dans sa bibliothèque ?). L’édition de luxe est accompagnée d’un dossier passionnant de Philippe Goddin, l’un des tintinologues et hergéphiles les plus réputés, qui a peut-être retrouvé le modèle de Tintin dans la réalité, comme le suggèrent les documents de preuve qu’il produit dans son introduction.

Le même Philippe Goddin, qui gère les rééditions luxueuses des aventures de Tintin, publie en même temps un livre très érudit sur cet album : "Tintin et les Soviets", la naissance d’une œuvre". Outre de nombreux documents d’époque, des photographies, des dessins inconnus d’Hergé, des mises en couleurs en trames de bichromie (fabuleux travail avec peu de moyens !), on y trouve des agrandissements de cases tirées de ce premier album. Et l’on est époustouflé par la maîtrise de l’encrage et de la mise en scène que ce jeune homme avait déjà acquise à 21 ans. Hergé, dès le départ, a été un artiste exceptionnel. Malgré tous ses défauts, cet album le démontre incontestablement.

La première version colorisée (par Hergé lui-même) pour "Le Petit XXe". Seules quelques planches ont eu cet honneur. Quel dommage !

La première version colorisée (par Hergé lui-même) pour "Le Petit XXe". Seules quelques planches ont eu cet honneur. Quel dommage !

Par Patrick Pinchart

Patrick Pinchart a travaillé toute sa vie dans la communication. Animateur à la RTBF, rédacteur en chef de Spirou à deux reprises, éditeur de bande dessinée, agent pour auteurs (BD, littérature...), correcteur, éditorialiste polémiste, il a de multiples autres collaborations : militant pour Amnesty International, Ecolo, Greenpeace, le WWF. Entre autres... Il s’exprime ici en son nom propre et en aucun cas au nom de ces différentes organisations. Il est également brasseur, fondateur de la brasserie HOPposition.