Elle a 24 ans. Elle se nomme Emmeline et elle a l’avenir devant elle. Enfin... Elle devrait avoir l’avenir devant elle. Car les générations précédentes en on décidé autrement. En saccageant la planète, elles ont en même temps porté atteinte à son avenir et à celui de toute sa génération et celle de ses enfants. A minima. Elle a été victime, comme tant d’autres, des dérèglements climatiques de juillet 2021. Une année catastrophique qui, nous l’espérons, sera celle de la prise de conscience, par les décideurs, du désastre de leurs choix politiques et de leur soumission aux lobbys du plastique, du pétrole, de l’armement, du tabac, de l’agro-chimico-alimentaire, (barrez les mentions inutiles ou poursuivez la liste par vous-même). Emmeline a adressé un message à... personne. Mais il a été reçu par des milliers de gens qu’elle a touchés par sa belle écriture et la force de ses propos. Elle nous a autorisés à le reproduire dans son intégralité. C’est nous qui l’en remercions pour l’immensité du message qu’elle nous adresse, à tous.

Aujourd’hui, cela fait trois semaines que les terribles inondations ont frappé la Belgique. Que le ciel nous est tombé sur la tête, comme dirait Abraracourcix. Trois semaines, c’est à la fois beaucoup et très peu. C’est beaucoup, parce qu’en trois semaines, nous avons réussi à abattre suffisamment de travail pour redonner un semblant de visage au magasin qui a pu rouvrir (même s’il reste défiguré) et que c’est une magnifique victoire. Mais trois semaines, c’est aussi très peu, parce que ce n’est pas en trois semaines qu’on se débarrasse des cauchemars.

Trois semaines, c’est aussi à peu près ce qu’il m’a fallu pour parvenir à me reconnecter à mon cerveau, à retrouver mes idées, à rassembler mes mots. J’ai beau avoir étudié 5 années durant la psychologie et connaître les symptômes du stress aiguë, je pouvais difficilement imaginer ce que cela ferait avant de le vivre. D’ailleurs, ce n’est pas la seule chose que je pouvais difficilement imaginer avant que cela n’arrive. Aujourd’hui, je sais. Aujourd’hui, nous, les Belges d’« en bas » (entendez par là, les Belges qui ne vivent pas sur un nuage doré hors réalité), tout comme de très nombreux autres citoyens du monde, savons. Nous avons vécu dans notre chair les conséquences de la crise climatique.

En décidant de m’exprimer aujourd’hui, je ne suis personne. Je ne suis personne d’autre qu’une jeune citoyenne belge qui vient de fêter ses 24 ans en se sentant « dans un autre monde ». Je ne suis personne d’autre qu’une jeune adulte inquiète, triste, tétanisée par moments, déchirée, et en colère. Immensément en colère. Et même si mes mots ne valent pas grand-chose, même si mon vécu n’est pas très avancé, même si certaines grandes personnes diront que je n’y connais rien, que je n’y comprends rien, je m’exprime aujourd’hui car j’en ai besoin. J’en ai terriblement besoin.
Ça fait des mois que je ne vais pas très bien, pour être honnête. En tant que citoyenne du monde, j’estime important de me tenir au courant de ce qu’il s’y passe. A tort ou à raison, d’ailleurs, car l’actualité locale, nationale et internationale n’a jamais été aussi anxiogène qu’aujourd’hui. Mais elle ne reflète pourtant que la stricte réalité du monde dans lequel nous vivons. La réalité. Notre réalité. Notre quotidien. 50°C dans l’ouest du Canada et des États-Unis. Des incendies à peine imaginables qui dévastent la Sibérie, le sud de l’Europe et ces mêmes parties du continent américain. Des inondations qui ravagent la Chine, l’Europe de l’ouest. Des glissements de terrain, des déforestations massives, un milliardaire qui s’envole dans l’espace « pour le fun » à grand renfort de tonnes de CO² et de cinglants « Les employés sont des fainéants ». Un ministre, bien de chez nous celui-là, qui refuse une commission d’enquête parlementaire pour tenter d’apporter des réponses. Réponses qu’aucun des très nombreux membres de nos gouvernements, parlements, commissions, conseils d’administration, cabinets ministériels, organismes administratifs et étatiques payés par le contribuable ne nous apporteront jamais, bien sûr. Ces mêmes ministres qui osent prendre la parole pour nous informer qu’on va devoir « se serrer la ceinture », mais qu’eux continueront bien évidemment à toucher leurs 18.000€ par mois, puisqu’ils font un métier si difficile.

Alors, bien sûr, je pourrais simplement de ne pas lire l’actualité, rester loin de ces insupportables titres volontairement chargés en émotions pour faire un maximum de buzz. Mais ne pas être au courant ne changerait rien à la réalité.

Et cette réalité, que nos dirigeants s’évertuent à nier avec des efforts toujours plus impressionnants, nous a rattrapés. Elle nous a rattrapés en mars 2020, quand nous avons été forcés de rester confinés pendant de longs mois suite à l’apparition d’un virus de type zoonose. Quand nous n’avons plus eu le droit d’aller simplement nous asseoir à une table d’un restaurant, d’aller boire un verre avec des amis, ou encore d’aller suivre une éducation sur les bancs d’une école. Elle nous a rattrapés dans la nuit du 15 au 16 juillet, lorsque des torrents d’eau se sont déversés dans les rues de notre pays, dans les rues de nos villes, dans nos maisons, dans nos magasins, emportant tout sur leur passage, emportant les biens, emportant les souvenirs, emportant les années de travail, emportant les vies. Des personnes sont mortes. Des personnes sont mortes et ne seront plus jamais de ce monde pour hurler l’injustice de leur disparition. Des personnes sont mortes parce que quelques autres milliers de personnes à travers le monde s’octroient le droit d’affirmer, à partir de leur nuage doré, que nos morts n’ont pas d’importance. Qu’après tout, tout va bien, et qu’on pourra toujours penser à faire passer des lois d’ici 20 à 25 ans si cela se révèle vraiment nécessaire. En qu’en attendant, on est priés de fermer nos gueules et de retourner à l’école, nous qui n’y comprenons rien, pendant qu’eux gèrent le monde de la meilleure des façons : en empochant un maximum d’argent, enfoncés dans leur médiocrité et leur suffisance.

Jamais je ne pourrai pardonner à cette génération méprisante de beaux-parleurs ce que j’ai été forcée de vivre les 15 et 16 juillet dernier. Jamais je ne pourrai oublier l’image de l’eau qui montait, centimètre par centimètre jusque minuit trente, puis décimètre par décimètre, jusqu’à atteindre petit à petit mais toujours beaucoup trop vite le travail de toute une vie. Jamais je ne pourrai oublier mon désespoir, mon impuissance, ma rage face à cette Dyle qui débordait encore et encore et contre laquelle je ne pouvais rien faire, car contre la nature qui reprend les droits qu’on lui a arrachés, il n’y a rien à faire. Jamais je n’oublierai la morsure de l’eau glacée qui me montait jusqu’à la poitrine, le courant contre lequel il fallait résister pour ne pas se laisser emporter, l’image de la ville que je porte pourtant tellement dans mon cœur désolée et défigurée. Jamais je n’oublierai la découverte de la destruction, l’odeur des égouts qui subsistait après plusieurs semaines, le carton détrempé qui collait au parquet entièrement gondolé. Jamais je n’oublierai l’état de mes mains, l’état de mes chaussures et de mes vêtements, les nettoyages successifs et qui n’en finissaient jamais. Jamais je n’oublierai l’immense solidarité citoyenne, les bénévoles venus aider avec rien d’autre que leur courage, leurs bras, et leurs bottes en caoutchouc. Jamais je n’oublierai la totale absence d’aide des pouvoirs publics, les réponses fermées face à nos besoins pourtant évidents, le mépris de ces élus vivants hors réalité, incapables de venir constater de leurs propres yeux la désolation dont ils sont pourtant les premiers responsables. Mais plus que tout, plus que n’importe quoi d’autre, jamais je ne serai capable de leur pardonner la tristesse que j’ai lue dans les yeux de mon père.

Mais puisque je suis encore là, puisque je fais partie des chanceux à être encore en vie, parce que certains n’auront plus jamais la possibilité d’exprimer leur colère, je me battrai. Je ferai de chacune des journées qu’il me reste à vivre un combat, tout simplement parce que nous n’avons pas d’autre choix. Quoi qu’en diront Trump et les autres climatosceptiques bien enfoncés dans leur déni si facile à vivre, la crise climatique est bien réelle. Elle est bien réelle et il ne faudra pas attendre 25 à 50 ans pour en vivre les conséquences. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2021, nous avons vu 1m50 d’eau envahir les rues de Wavre. Conséquence. Demain, ça pourrait être 2m, puis 3, puis 10. Jusqu’à ce qu’il ne nous reste plus aucune voix pour crier au secours. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus un seul magasin à nettoyer. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seule station pour réceptionner l’atterrissage de la fusée dorée de Jeff Bezos. Et alors, ses milliards ne lui serviront plus à grand-chose.

Ce n’est pas la planète que nous devons sauver. La planète va très bien. Demain, la planète sera toujours là, avec ses cours d’eau qui déborderont, ses océans dont le niveau augmentera, son atmosphère qui se réchauffera. Non, c’est sa faune qu’il faut tenter de sauver. Et dans sa faune, il y a évidemment l’espèce qui se croit supérieure à toutes les autres : nous. C’est pour notre vie que nous nous battons aujourd’hui. Pour notre survie. Les modèles scientifiques sont déjà dessinés et ils sont extrêmement clairs et unanimes. En l’état actuel des choses, à moyen terme, c’est l’effondrement assuré. La question n’est pas si, mais quand cela arrivera. A moins que...
A moins qu’on commence sérieusement à se bouger le cul. « On », c’est-à-dire nous, évidemment. Monsieur et Madame Tout-le-monde, par des petits gestes, par une prise de conscience, par une volonté de changement, une mise en action et une ouverture d’esprit vers un autre monde, un monde qui nous fera beaucoup de bien, j’en suis sûre. Mais « on », c’est aussi et surtout les hommes et (dans une moindre mesure) les femmes qui dirigent notre monde actuellement. C’est notre premier ministre, c’est la Commission Européenne, c’est le/la Bourgmestre de votre commune, ce sont les lobbys, ce sont les financiers, ce sont les milliardaires, c’est le chef des travaux de ce nouveau complexe sportif que vous espérez voir sortir de terre bientôt, etc, etc. Et avant que ceux-là ne se bougent, il faudra frapper fort.

Mais puisque ma génération n’a de toute façon pas grand-chose à perdre, je serai le 10 octobre prochain dans les rues de Bruxelles pour leur crier ma rage, mon désespoir, ma tristesse et ma peur. Si vous aussi vous souhaitez participer à cette nouvelle grande manifestation pour demander du changement, vous trouverez les renseignements nécessairesici.

Et si, comme le 2 décembre 2018, nous sommes 100.000 personnes dans les rues de Bruxelles, mais que cela ne change rien, et que notre ministre de l’environnement et du développement durable fait le lendemain un aller-retour en jet privé à la nouvelle COP pour informer que la Belgique vote « contre » à la nouvelle proposition de loi pour une minuscule avancée sur la question, alors il faudra trouver d’autres moyens de les forcer à agir. Si nous avons le temps.

Une jeune citoyenne de 24 ans

Texte et photographie : Emmeline Van den Bosch